samedi 31 mars 2007

Bidonvilles de Nanterre / Cinéma / Cheikh Djemaï


Lutter contre l’amnésie


Photo : Jean Pottier

Avec son nouveau film documentaire, Nanterre, une mémoire en miroir, le réalisateur franco-algérien Cheikh Djemaï signe l’une de ses œuvres les plus personnelles. Il retrace l’histoire de la première génération d’Algérien(ne)s ayant vécu dans les bidonvilles nanterriens.


Le ton est sobre. La caméra, la plupart du temps, vissée sur des visages. Proche de l’épiderme, loin de toute mise en scène spectaculaire dans laquelle viendraient se perdre les mots dits ou la force des mimiques et expressions de chacun des protagonistes. Bien qu’acteurs du film, ils ne jouent pas. Sinon leur propre rôle de témoin du temps et de l’Histoire. Habitants des bidonvilles, enfants, petits-enfants, anciens combattants de la guerre d’Algérie, personnalités ayant fréquenté les populations qui ont vécu dans les baraquements installés sur les terrains vagues : médecin, responsables associatifs, artistes... Parole dans ce film leur est donnée. Entièrement, librement, sans jugement.
La pellicule défile. Lentement. Parfois, seulement, sort-on du plan serré. L’œil étant alors invité à se plonger quelques instants dans des fondus de clichés d’antan, photographies du reporter nanterrien Jean Pottier ; d’autres fois, dans de brefs extraits de films de fiction ou documentaires de l’époque, tournés par Okacha Touita et Maurice Pialat. Comme pour fixer les lieux. Les montrer à certains qui, peut-être, n’en connaissent rien. Donner l’occasion à d’autres de se remémorer ces espaces aujourd’hui dissimulés pour la plupart dans du béton et dont il ne reste que peu de traces.
Chassé-croisé d’images. Là, sur l’écran, Nanterre d’hier. La ville et ses bidon(ville)s. Dans les ruelles boueuses, des sourires. Des éclats de rire aussi. Douce insouciance d’une enfance innocente. Tandis que la guerre d’Algérie rattrape les adultes et dévoile les démêlés politiques entre les organisations nationalistes que sont le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement national d’Algérie (MNA) en lutte pour le contrôle de la communauté algérienne. Un peu plus tard, arrêt sur le pont de Neuilly où coule paisiblement la Seine. Jadis s’y déversa le sang de victimes de la terrifiante répression policière du 17 octobre 1961. Sursaut. Puis, saut dans le présent grâce à l’emploi parcimonieux d’une « voix off ». Celle des témoins qui expliquent, commentent. Ou alors, un grand écran dans le temps provoqué par une césure plus brute. La caméra amenant le spectateur à entrer dans l’intimité des acteurs du film, en s’invitant chez eux ou dans un autre endroit de leur choix. Un café, le siège d’une association, le parc des Anciennes-Mairies, l’université de Nanterre… A chaque fois, l’image est là, active et vibrante. Toujours utilisée pour informer et non simplement illustrer. Pleine de sens, elle n’en oublie pas d’être touchante. Le réalisateur s’efface. Respectant les silences, les hésitations ou inversement les prises de position de chacun, il n’intervient qu’à de rares exceptions en posant une simple question qui, aussitôt, relance une parole en peine ou suspendue.
Cheikh Djemaï prend le temps. Une durée qui s’impose lorsque que l’on veut donner aux maux une chance de cautériser. Libérer une parole enfin retrouvée. Le spectateur pressé pourra lui reprocher ce parti pris. Qu’importe. De l’autre côté de la caméra, on assume. « Nanterre, une mémoire en miroir est un projet personnel, beaucoup plus que tous mes autres films, confie le cinéaste. J’ai toujours vécu à Nanterre, avant et après la guerre d’Algérie, et j’ai nourri cette idée depuis longtemps : réaliser un travail de mémoire sur une page d’histoire commune à certains habitants de Nanterre et les effets de cette sale guerre après l’indépendance. Ce film est lié à ma propre histoire, à celle de ma famille, au silence qui s'est abattu sur cette période. C’est comme un retour sur un lieu qui porte l’histoire que je souhaite m’approprier et partager : la mienne. Aujourd’hui, j'interroge cette mémoire depuis longtemps enfouie ou dissimulée. Parce que j’éprouve comme tout homme le besoin naturel de comprendre. » Un film qui nous oblige à sortir de nos omissions (in)volontaires. De lutter contre l’amnésie.

Cécile Moreno

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